Il est désormais acquis que l'islam recouvre une multitude de courants et d'interprétations qui interdisent tout amalgame. On sait peut-être moins que les sociétés musulmanes ont développé des formes alternatives de religion se voulant anticonformistes, sinon indifférentes aux dogmes.
Ancien berceau de la mystique islamique, l'Asie centrale a accueilli jusqu'au seuil du xxe siècle des individus ou des groupes marginaux et contestataires, appelés derviches, adeptes de cet autre islam. Certains mendiaient pour survivre, d'autres s'isolaient ou s'en prenaient violemment aux passants, d'autres encore s'adonnaient à des mortifications sévères ; nombreux furent les illuminés, hirsutes et porteurs d'objets symboliques. Cependant tous nourrissaient l'espoir d'un accès à Dieu qui passait par la rupture sociale. Si plusieurs auteurs, étrangers aux milieux interlopes, ont parlé de ces derniers, souvent d'un ton méfiant, les derviches eux-mêmes ont écrit sur leurs expériences à l'aide d'idiomes particuliers - formules laconiques, poésie brutale, argots.
À partir de sources en persan, en turc oriental et en russe, Alexandre Papas raconte l'histoire méconnue de ces marginaux de l'islam, de leur présence tolérée au xve siècle jusqu'à leur éradication au cours des temps modernes.
« Ne t'avait-Il pas trouvé orphelin et t'a assuré le logis ? Ne t'avait-Il pas trouvé errant et t'a guidé ? Ne t'avait-Il pas trouvé pauvre et t'a enrichi ? » Ce que le Coran formule, des mystiques musulmans l'ont incarné : si la condition humaine est orpheline, errante et misérable, alors le mystique sera sans logis, ni guide, ni biens. Sa quête de transcendance ne connaîtra aucune des entraves du monde. C'en est fini de la famille, du carcan social, des ambitions des uns, des opinions des autres ; fini des tâches utiles, des rituels ou des livres abscons ; fini du confort et du cours de la vie. Il faut sans arrêt partir. Tel est l'esprit de ce courant radical de la mystique musulmane appelé Qalandariyya.
Privilégiant la biographie sur la description théorique, ce livre raconte en détail les voyages initiatiques de trois soufis qalandar sur les routes de la grande Asie centrale. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la région, creuset de multiples traditions religieuses, voit renaître la pratique de l'errance et du vagabondage spirituels. Une partie de l'élite lettrée quitte les sentiers battus de la foi pour redécouvrir la spiritualité des déserts et des steppes. Parmi elle, trois jeunes hommes, nommés Mashrab, Zalîlî et Nidâ'î, se font poètes mendiants pour narrer leurs aventures. À partir de ces récits de voyage, traduits ici pour la première fois dans une langue occidentale, nous suivrons leurs itinéraires, des portes de la Chine jusqu'à Samarcande, La Mecque à l'horizon, en tâchant d'écouter ce qu'ils ont à nous dire sur le monde et sur les sociétés. À travers leur regard parfois halluciné, c'est une époque qui se révèle. L'ordre médiéval s'éteint définitivement, laissant place à une modernité pleine de promesse et d'inquiétude.