Une maternité ferme. Un accouchement tourne mal. Un enfant meurt. Interpellé, le préfet n'a qu'une chose à dire : « nous sommes comptables de la dette publique ». Et le verrou est mis.
Proposition de la littérature : tourner la clé.
À l'évidence, tout tient dans une formule - mais qu'est-ce qu'elle tient cette formule ? Un ordre, des intérêts, un verrouillage. En guise de quoi on dit : LaDettePubliqueC'estMal. C'est un assommoir : trente ans de répétition, des parleurs, des figures, des grimaces - tous les tours de l'autorité. Qui n'y feront rien : ce seront toujours des contes.
Mauvais livre de contes : l'ouvrir, le désosser, le bazarder.
47 % des vertébrés disparus en dix ans : faut qu'on se refasse une cabane, mais avec des idées au lieu de branches de saule, des images à la place de lièvres géants, des histoires à la place des choses.
Olivier Cadiot Il faut faire des cabanes en effet, pas pour tourner le dos aux conditions du monde présent, retrouver des fables d'enfance ou vivre de peu ;
Mais pour braver ce monde, pour l'habiter autrement, pour l'élargir.
Marielle Macé les explore, les traverse, en invente à son tour. Cabanes élevées sur les ZAD, sur les places. Cabanes bâties dans l'écoute renouvelée de la nature, dans l'élargissement résolu du « parlement » des vivants, dans l'imagination d'autres façons de dire « nous ». Cabanes de pensées et de phrases, qui ne sauraient réparer la violence faite aux vies, mais qui y répliquent en réclamant très matériellement un autre monde, qu'elles appellent à elles et que déjà elles prouvent.
Marielle Macé est née en 1973. Ses livres prennent la littérature pour alliée dans la compréhen- sion de la vie commune. Ils font des manières d'être et des façons de faire l'arène même de nos disputes et de nos engagements.
Malgré le naufrage et la multiplication des alertes, le cap est à ce jour inchangé : c'est l'adaptation de toutes les sociétés au grand jeu de la compétition mondiale. Une marée de gilets jaunes a pourtant surgi sur le pont, bientôt rejointe par d'innombrables mutineries pour défendre les retraites, l'éducation et la santé. Reste, pour aller du cap aux grèves, à conjurer l'obsession du programme et du grand plan, qui paralyse l'action. Et à passer de la mobilisation virtuelle des écrans à la réalité physique des luttes et des lieux.
À travers le récit de son propre engagement, Barbara Stiegler dit la nécessité de réinventer notre mobilisation là où nous sommes, en commençant par transformer les endroits précis et concrets de nos vies.
Les années 2017-2022 se résument à deux événements : les Gilets jaunes et la pandémie. Aucun rapport entre eux, mais à chaque fois, deux mêmes questions furent soulevées : celle des pouvoirs et celle des droits.
La démocratie et la république héritées reposent sur une exacte coïncidence : pas de pouvoir sans droit, pas de droit qui ne s'accomplisse en pouvoir. À l'opposé, les Gilets jaunes et les anti-passe revendiquent des pouvoirs sans droit, c'est-à-dire une souveraineté.
Jusque-là, on n'en reconnaissait qu'une : la souveraineté du peuple. Les Gilets jaunes et les anti-passe souhaitent la remplacer par la souveraineté des réseaux sociaux. Ce faisant, ils se sont mis au service de ceux qui détestent le peuple. De ce dernier, les ronds-points, défilés et pancartes ne disent plus rien, sinon la destitution.
S'intéresser aux formes des vies, c'est s'inté- resser à ce que toute vie a non pas d'unique, même si elle est unique, mais de semblable et de dissemblable à d'autres - c'est-à-dire d'égal.
Marielle Macé poursuit cette conviction de l'égalité des vies, et réclame une attention patiente aux existences les plus précaires, qui vise, avec les moyens de la littérature et du documentaire, à « rendre la réalité inac- ceptable ».
Ce livre aurait pu s'intituler Contre une psychiatrie industrielle, quantitative, protocolisée, standardisée, numérisable, objectivante, désincarnée, ultrarapide et inégalitaire, mais c'eût été trop long et difficile à retenir. C'est dommage car l'heure est grave : le pouvoir politique abandonne la psychiatrie publique à sa misère, plusieurs ténors de la profession militent pour instaurer une psychiatrie industrielle, quantitative standardisée, numérisable, objectivante, désincarnée, ultrarapide et inégalitaire, et les malades les plus fragiles font les frais d'un économisme sanitaire totalement dénué d'état d'âme. Constat inquiétant, lorsqu'on sait qu'un Français sur trois a été, est, ou sera atteint d'un trouble mental, et que le degré de civilisation d'une société se mesure à la manière dont elle traite ses membres les plus fragiles.
Mais il n'est pas forcément trop tard pour restaurer une psychiatrie artisanale, prévenante, lente et respectueuse des singularités des personnes qu'elle soigne.
C'est de cet espoir que ce livre procède.
Un passage par l'hôpital, les soins qu'on y reçoit, l'attention à l'autre qui s'y fait voir à chaque instant, le voisinage de la mort, tout cela fait que se rebattent les cartes de nos soucis, que l'on revoit sa vie en perspective, avec notamment ce que le cinéma y a laissé de traces, de réflexions et de luttes.
Alors revient, inlassable, la question de savoir si, dans les circonstances plus ou moins ordinaires de cette vie, l'on aura eu raison de jouer le jeu. De faire, comme nous y invitent les pouvoirs, ce qu'ils veulent de nous. De suivre, pour ne pas être en reste, les mouvements des majorités, fussent-ils contradictoires. De s'aligner sur les moyennes.
Questions au travail, quand bien même nous les oublions et les refoulons.
Le marché, que des choix politiques imposent toujours plus dans nos existences, ne fait que prendre nos vies pour les détruire. À chacune, à chacun de tirer son épingle du jeu.
Le cinéma documentaire se voulait le fruit d'un artisanat furieux, à l'écart du marché. De cette liberté des formes, les télévisions, principaux financeurs, ne veulent plus. Elles imposent des normes (commentaires redondants et montages accélérés) qui stérilisent les films diffusés et ceux qui aspirent à l'être. Une certaine tendance au conformisme s'impose. Il faudrait à la fois se conformer et donner le change en passant pour « neuf ».
Dans les années quatre-vingt, j'ai renoncé au cinéma « de fiction » et lui ai préféré le documentaire pour sa liberté. C'est en documentaire que la parole filmée prend force et beauté, que les corps filmés, quels qu'ils soient, acquièrent une dignité - celle dont les serviteurs du marché se moquent.
J.-L. C.
C'était à Paris, en janvier 2015. Comment oublier l'état où nous fûmes, l'escorte des stupéfactions qui, d'un coup, plia nos âmes ?
On se regardait incrédules, effrayés, immensément tristes.
Ce sont des deuils ou des peines privés qui d'ordinaire font cela, ce pli, mais lorsqu'on est des millions à le ressentir ainsi, il n'y a pas à discuter, on sait d'instinct que c'est cela l'histoire.
Ça a eu lieu. Et ce lieu est ici, juste là, si près de nous. Quel est ce nous et jusqu'où va-t-il nous engager ? Cela on ne pouvait le savoir, et c'est pourquoi il valait mieux se taire ou en dire le moins possible - sinon aux amis, qui sont là pour faire parler nos silences. Ensuite vient le moment réellement dangereux : lorsque tout cela devient supportable. On ne choisit pas non plus ce moment. Un matin, il faut bien se rendre à l'évidence : on est passé à autre chose, de l'autre côté du pli. C'est généralement là que commence la catastrophe, qui est continuation du pire.
Il ne vaudrait mieux pas. Il vaudrait mieux prendre date. Ou disons plutôt : prendre dates. Car il y en eut plusieurs, et mieux vaut commencer par patiemment les circonscrire. On n'écrit pas pour autre chose : nommer et dater, cerner le temps, ralentir l'oubli.
Tenter d'être juste, n'est-ce pas ce que requiert l'aujourd'hui ? Sans hâte, oui, mais il ne faut pas trop tarder non plus. Avec délicatesse, certainement, mais on exigera de nous un peu de véhémence. Il faudra bien trancher, décider qui il y a derrière ce nous et ceux qu'il laisse à distance. Faisons cela ensemble, si tu le veux bien - toi et moi, l'un après l'autre, lentement, pour réapprendre à poser une voix sur les choses. Commençons, on verra bien où cela nous mène. D'autres prendront alors le relais. Mais commençons, pour s'ôter du crâne cet engourdissement du désastre.
Il y eut un moment, le 7 janvier, où l'on disait : douze morts, et on ne connaissait pas encore les noms ; on aurait pu deviner en y pensant un peu mais on préférait ne pas. Nous sommes encore dans cette suspension du temps, ne sachant pas très bien ce qui est mort en nous et ce qui a survécu dans le pli. Maintenant, un peu de courage, prendre dates c'est aussi entrer dans l'obscurité de cette pièce sanglante et y mettre de l'ordre. Il faut prendre soin de ceux qui restent et enterrer les morts. On n'écrit pas autre chose.
Des tombeaux.
Au matin du 24 février nous nous sommes réveillés en guerre.
L'attaque russe contre l'Ukraine bouleversait la carte mentale sur laquelle, depuis 1989, l'horizon s'était ouvert vers l'Est, vers les pays d'Europe centrale et orientale, anciens « satellites » ou républiques de l'URSS. Ce paysage, dont le nom a surgi clairement au moment où je l'ai senti menacé, s'appelait l'Europe.
La guerre n'a pas commencé ce jour-là. Elle durait depuis l'annexion de la Crimée. Elle durait depuis toujours. Mes trente années « européennes » n'avaient été qu'un sursis. La Russie me rattrapait : je me suis réveillée, ce jour-là, avec cette sensation.
Je n'ai jamais vécu en Russie. Je suis née en URSS.
Mon enfance brejnévienne m'a donné envie de comprendre ce qu'était une dictature, en l'occurrence soviétique. J'ai passé une partie de ma vie à lire et à analyser des témoignages sur le Goulag, dont celui de Varlam Chalamov. J'ai sillonné l'ex-URSS en quête de traces, consulté des archives. J'ai étudié les violences du passé. Me voilà pourtant démunie face à celles du présent.
Une nouvelle vague de « personnes délocalisées » en provenance de Russie me renvoie à mon adolescence, aux souvenirs de mon propre départ en 1975, me situe dans une génération d'émigrés.
L'histoire se répète, a-t-on envie de dire. C'est comme dans les années vingt. Bientôt, les années trente, alors, avec leur terreur ? Et après ?
Mais l'histoire ne se répète pas. Ce livre est né d'une tentative de saisir sur le vif le présent.